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Portraits de compagnons en situation de handicap

Dans cet article, nous mettons en avant quelques grandes figures de l’islam en détaillant leur expérience en tant que personnes handicapés faisant partie de l’entourage du Prophète ﷺ.

Nous présentons donc quatre portraits, sélectionnés parmi de nombreux compagnons aux vies riches en enseignements. Ces portraits ne constituent pas des entrées biographiques exhaustives, mais une présentation de ces compagnons à travers le prisme du handicap. Après avoir rappelé les grandes lignes de leur vie, nous nous intéresserons à la manière dont ils ont vécu leur infirmité et comment celle-ci était perçue par la société musulmane naissante. L’objectif ici n’est surtout pas de réduire ces compagnons à leur handicap, mais au contraire, de découvrir des personnalités ayant occupé des fonctions importantes, un rôle de premier plan dans l’histoire musulmane, et dont le handicap n’a absolument pas été un obstacle pour leur épanouissement spirituel, individuel et social. Avant d’aller plus loin, il faut souligner que cet article présente tout de même certaines limites. Tout d’abord, le sujet est tellement vaste et complexe qu’il serait difficile de l’aborder de façon exhaustive dans le cadre d’un article. Nous aurions par exemple aimé aborder certaines formes de handicap, telles que l’autisme ou les handicaps cognitifs et mentaux. Nous tenions également à présenter au moins un portrait féminin mais nous n’avons pas trouvé suffisamment de sources pour proposer un portrait complet. Nous poursuivons les recherches sur ce sujet et encourageons vivement nos lecteurs à en faire de même. D’autre part, le format de cet article ne permettant pas une recension complète de tous les compagnons en situation de handicap, il nous a fallu faire une sélection. Nous avons donc choisi de présenter les portraits de quatre compagnons : ‘Abdallah b. Mas’ûd, Ibn Umm Maktûm, ‘Amr b. al-Jamûḥ et Ṭalḥa b. ‘Ubaydallah. Pour conclure cette introduction nous terminons par une remarque : par soucis de concision et de clarté, nous n'indiquerons pas les sources utilisées ici. Néanmoins, pour les trouver, nous vous invitons à consulter cet article dans notre revue Miséricorde n°4 qui est disponible aussi bien en format électronique que physique. Avant de commencer, d’autres compagnons méritent également d’être mentionnés :

  • ‘Abdallah b. ‘Abbâs, qui perdit la vue vers la fin de sa vie. On rapporte qu’il a alors dit : « Si Dieu a ôté la lumière de mes yeux, Il a certes mis une lumière sur ma langue et dans mon cœur ; un cœur clairvoyant et un esprit imperturbable. Quant à ma langue, elle est aussi tranchante qu’un sabre brandi. »

  • Asmâ bint Abû Bakr al-Ṣiddîq, qui perdit également la vue à un âge avancé, sans que cela ne diminue en rien son courage ou son sens de la justice.

  • Mu‘âdh b. Jabal : selon plusieurs sources, ce compagnon boitait à cause d’une malformation congénitale. Il est pourtant l’un des compagnons les plus savants et parmi ceux auxquels le Prophète ﷺ a donné le plus de responsabilités, en le nommant gouverneur, collecteur d’impôt et enseignant au Yémen.

  • Une compagnonne nommée Umm Zufar, une femme noire, qui souffrait d’une forme sévère d’épilepsie, à tel point que ses vêtements tombaient durant ses crises. Lorsqu’elle s’est rendue auprès du Prophète ﷺ pour l’implorer d’invoquer Dieu pour sa guérison, il lui a laissé le choix entre patienter et obtenir le Paradis, ou bien demander à Dieu sa guérison. Umm Zufar choisit alors la patience mais demanda au Prophète ﷺ qu’il fasse des invocations afin qu’elle ne se découvre plus pendant les crises : elle est décrite dans le hadith en question comme étant une femme du Paradis.

  • ‘Uthmân b. Madh’ûn, qui devint borgne en conséquence de son agression par un polythéiste mecquois qui lui reprochait d’avoir cru au message du Prophète ﷺ et d’avoir ouvertement exprimé sa foi. Lorsqu’il perdit son œil, il proclama ces vers devenus célèbres : « Si mon œil a été pris par la main d’un païen qui n’a pas été guidé, j’ai obtenu une bien meilleure compensation auprès du Tout-Miséricordieux : Son Pardon. Et ce qui satisfait le Tout-Miséricordieux, ô mon peuple, me rend heureux. »

  • ‘Abd al-Rahmân b. ‘Awf, qui reçut de nombreuses blessures lors de la bataille d’Uḥud, notamment à la jambe, ce qui le rendit boiteux. Il perdit également plusieurs dents durant les affrontements, ce qui lui causa des problèmes d’élocution par la suite.

  • Nusayba bint Ka‘b (surnommée Umm ‘Amâra), connue pour sa participation héroïque à la bataille d’Uḥud durant laquelle elle reçut douze blessures. On rapporte qu’elle fut amputée lors de la bataille d’al-Yamâma (qui eut lieu sous le califat d’Abû Bakr).

Cette liste pourrait encore s’allonger et chacun de ces portraits mériterait d’être développé. Cependant, nous avons dû nous limiter à présenter quelques-unes parmi ces nombreuses figures, qui ont été touchées par des infirmités plus ou moins lourdes (cécité, vieillesse, nanisme, invalidité physique d’un membre) mais qui ont, malgré leur incapacité physique, joué un rôle prépondérant dans l’avènement de l’islam. Par leur force spirituelle et leurs sacrifices, ces compagnons ont instauré un modèle qui continue de traverser les siècles, et leurs histoires sont de véritables sources d’inspiration.

‘ABDALLAH B. MAS‘ÛD, LE COMPAGNON DONT LES MOLLETS PÈSENT, AUPRÈS DE DIEU, PLUS LOURD QUE LE MONT UḤUD

Ce compagnon a une place importante dans la biographie du Prophète ﷺ : l’Envoyé de Dieu ﷺ a fait son éloge plusieurs fois, notamment en incitant les musulmans à apprendre le Coran auprès de lui. Il faisait partie de l’entourage proche du Prophète ﷺ, au point d’être considéré comme l’un de ses confidents. À l’époque, certains pensaient même qu’il faisait partie de la famille du Prophète ﷺ, car il se rendait très souvent dans la demeure de celui-ci accompagné de sa mère, et passait beaucoup de temps auprès de lui. Côtoyer le Messager de Dieu ﷺ de près lui a permis de s’imprégner de ses qualités, à tel point que Ḥudhayfa affirmait qu’il ne connaissait personne ressemblant plus au Prophète ﷺ en terme de guidée, de dignité et de caractère qu’Ibn Mas‘ûd.

‘Abdallah était issu d’une famille modeste. Par ailleurs, dans le contexte de l’époque, sa petite taille et sa faible condition physique constituaient un handicap pour lui. Il est rapporté qu’il avait des mollets très fins, et que sa taille ne dépassait pas quatre empans, soit environ un mètre vingt. En des termes contemporains, ‘Abdallah était donc une personne de petite taille. À première vue, ses conditions sociales et physiques portent à croire qu’il n’était pas prédisposé à jouer un rôle significatif dans l’essor de l’islam.

Pourtant son histoire démontre bien le contraire. Malgré sa faiblesse physique, il a été le premier compagnon à avoir osé réciter le Coran publiquement à La Mecque et à avoir ainsi fait entendre la parole Divine aux polythéistes. Les Mecquois n’ont pas supporté cet affront, et ont violemment attaqué ‘Abdallah, le ruant de coups et l’injuriant publiquement. Ibn Mas’ûd fait partie des dix premiers musulmans à avoir suivi le Prophète ﷺ. Il était donc parmi les rapprochés de Dieu et de Son Messager ﷺ. Le Prophète ﷺ l’aimait et le valorisait en lui attribuant des tâches honorifiques : garder son coussin, son siwâk, ses sandales ou encore l’eau de ses ablutions en voyage. C’est aussi Ibn Mas’ûd qui abritait le Prophète ﷺ lorsque celui-ci faisait ses grandes ablutions, et le réveillait quand il dormait.

Quels enseignements pouvons-nous tirer de ces faits ? Tout d’abord, nous constatons que le Prophète ﷺ n’a pas hésité à prendre un homme socialement et physiquement désavantagé sous son aile. Il a commencé par lui confier des tâches simples pour le valoriser et le mettre en confiance. Sans s’arrêter aux apparences, il ﷺ a reconnu la grandeur d’âme de cet homme et a construit une relation étroite et solide avec lui. Le Prophète ﷺ était conscient des compétences de ‘Abdallah et savait qu’il était capable d’accomplir des choses remarquables. Il lui a permis de s’épanouir en apprenant le Coran auprès de lui : c’est ainsi que ‘Abdallah est devenu un expert éminent du Coran, raison pour laquelle le Prophète ﷺ aimait écouter sa récitation et a exhorté les musulmans à apprendre de lui.

Par ailleurs, le Messager de Dieu ﷺ savait qu’Ibn Mas’ûd était assez endurant pour résister aux persécutions des Mecquois. Il l’a laissé réciter publiquement le Coran, malgré le risque de représailles que cet acte impliquait. Ainsi, pour le Prophète ﷺ, qu’une personne soit en situation de handicap n’était pas un prétexte pour la surprotéger au point de la déposséder de toute responsabilité et de tout rôle actif dans la société. Bien que le handicap demande une attention et des soins particuliers, les personnes qu’il touche font parfois preuve d’une force (mentale, spirituelle, physique) telle qu’elle leur permet de relever certains défis que même des personnes considérées comme « valides » ne pourraient ou n’oseraient accomplir.

C’est dans cet esprit que ‘Abdallah a pu participer aux deux émigrations vers l’Abyssinie. Son profond attachement au Prophète ﷺ l’a cependant incité à revenir à la Mecque puis à le rejoindre à Médine dès qu’il en a eu la possibilité. C’est d’ailleurs à Médine que ‘Abdallah a pu démontrer une nouvelle compétence : celle de la lutte aux côtés des musulmans lorsque ceux-ci ont été attaqués, et son effort pour la protection de la collectivité. Il a ainsi assisté, aux côtés du Messager de Dieu ﷺ, à la bataille de Badr ainsi qu’à toutes les batailles qui ont suivi. Il a continué de se battre pour protéger l’État musulman et libérer les territoires occupés même après la mort du Prophète ﷺ, sous le califat d’Abû Bakr, puis sous celui d’Umar. Ibn Mas’ûd aurait très bien pu être exempté du combat en raison de son handicap, mais le Messager de Dieu ﷺ connaissait son courage et sa bravoure et ne l’a jamais empêché de participer aux combats. L’attitude du Prophète ﷺ à l’égard de ‘Abdallah illustre bien le devoir qui incombe à chaque musulman de reconnaître chaque personne atteinte d’un handicap à sa juste valeur, de croire en elle et de mettre en valeur ses compétences. Il s’agit aussi de l’encourager lorsqu’elle exprime la volonté d’accomplir quelque chose. Cette attitude est possible car il n’y a pas de discrimination en islam.

Nous avons vu que le Prophète ﷺ n’a pas surprotégé ‘Abdallah, mais l’a au contraire encouragé à accomplir des actes courageux bien qu’ils puissent comporter une part de risque. Pour autant, quand la situation l’exigeait, le Prophète ﷺ n’hésitait pas à défendre ‘Abdallah et à faire taire les moqueries à son sujet. Ainsi, lorsque certains compagnons se moquèrent d’Ibn Mas’ûd en voyant ses mollets, l’Envoyé de Dieu ﷺ leur dit : « Vous riez des mollets d’Ibn Mas’ûd ? Sachez que dans la balance de Dieu, ils pèsent plus lourds que le mont Uḥud ! » À travers cet événement, le Prophète ﷺ a enseigné aux croyants qu’auprès de Dieu, la véritable valeur d’une personne n’est pas à chercher dans les apparences, mais dans sa substance intérieure, car « Dieu ne regarde ni vos corps, ni vos apparences, mais Il regarde vos cœurs et vos actes18. »Le Prophète ﷺ ne tolérait absolument pas les moqueries et les railleries dirigées contre le handicap de ‘Abdallah. Il mettait toujours en lumière les qualités spirituelles et religieuses de ce dernier, telles que sa piété et sa maîtrise du Coran, qui constituaient un contrepoids considérable à son désavantage physique. Quand il ne défendait pas Ibn Mas’ûd, le Prophète ﷺ l’honorait, notamment pour sa façon de réciter le Coran : il exprimait d’ailleurs publiquement son appréciation particulière pour la récitation de ‘Abdallah.

Vers la fin de sa vie, ‘Abdallah b. Mas’ud a même occupé des missions politiques et diplomatiques. Outre ses fonctions religieuses à Kûfa en Iraq, il a assumé le rôle de trésorier public sous le califat de ‘Umar. Après une mission diplomatique au Châm (actuelle Syrie), il est revenu s’installer définitivement dans la ville de Kûfa en l’an 21 de l’Hégire, et a servi de liaison entre les habitants de la région et le gouvernement central de Médine. Sa carrière politique et sa position sociale étaient alors au sommet, puisqu’il était à la fois gouverneur, ambassadeur et savant. Il s’est consacré ensuite davantage à l’enseignement religieux. Il est décédé des suites d’une maladie à Médine en l’an 32 (652-653) et a été enterré au cimetière du Bâqî’.

Malgré sa situation de handicap, la vie de ‘Abdallah b. Mas’ûd a été d’une richesse exceptionnelle. Proche du Prophète ﷺ, il a pu apprendre le Coran à ses côtés et a consacré sa vie à appliquer la parole Divine et la transmettre. Il a participé à toutes les batailles aux côtés du Prophète ﷺ pour défendre les musulmans lorsqu’ils étaient attaqués. Il puisait assurément sa force dans le lien qu’il entretenait avec Dieu, Son Envoyé ﷺ et Sa Parole. Son engagement sans faille, son courage et sa résilience font de lui un véritable exemple pour chacun.

ṬALḤA B. ‘UBAYDALLAH, « LE MARTYR VIVANT »

Ṭalḥa b. ‘Ubaydallâh est né en l’an 25 avant l’hégire à La Mecque. Il a été parmi les premiers compagnons à se convertir à l’islam et à émigrer vers Médine. Malgré les persécutions qu’il a subies après sa conversion, il n’a jamais faibli et les épreuves qu’il a endurées n’ont fait qu’augmenter sa foi. Sa place auprès de Dieu est telle qu’il fait partie des dix compagnons du Prophète ﷺ promis au Paradis de leur vivant. Par ailleurs, le Prophète ﷺ le surnommait « le généreux » (al-fayyâḍ), « la source du bien » (al-khayr) ou encore « le très-généreux » (al-jûd). Al-Wâqidî rapporte que Ṭalḥa avait la peau mate, une chevelure abondante, ni frisée ni raide, un beau visage avec une base du nez amincie/aplatie. À propos de sa démarche, il affirme qu’il « avait le pas rapide sans que cela ne le décoiffe ».  Chez al-Dhahabî, nous trouvons une autre description. Mûsâ b. Ṭalḥa décrit ainsi son père en ces termes : « Mon père était blanc de peau, et légèrement roux, de taille modérément petite, large de poitrine et des épaules, les pieds massifs, et lorsqu’il se retournait, tout son corps se retournait. Il a été parmi les premiers convertis à l’islam. Il a subi beaucoup de persécutions du fait de sa conversion, et a émigré vers Médine. Il a manqué la bataille de Badr car il était en voyage dans la région de l’actuelle Syrie pour le commerce, et s’est attristé de son absence. Le Messager de Dieu ﷺ lui a alors offert une part du butin [de la bataille], le considérant symboliquement comme ayant participé à la bataille. »

Ṭalḥa n’a pas participé à la bataille de Badr, mais il a eu un rôle de premier plan lors de la bataille d’Uḥud. Durant cette bataille, alors que le rapport des forces tournait en défaveur des musulmans, le Messager de Dieu ﷺ se retrouva encerclé par les ennemis. Seuls quelques compagnons, dont Ṭalḥa faisait partie, sont restés auprès de lui pour le protéger. Durant cet événement, Ṭalḥa a mis sa vie en péril pour protéger le Prophète ﷺ, et on rapporte qu’il aurait reçu entre trente-cinq et trente-neuf blessures en s’interposant entre les ennemis et l’Envoyé de Dieu ﷺ. D’après certaines recensions, il a été blessé à la main et ses doigts ont été coupés. D’autres mentionnent que son index et son bras ont été paralysés en conséquence de ses blessures.

Qays b. abî Ḥâzim rapporte en effet qu’il a vu la main avec laquelle Ṭalḥa protégeait le Prophète ﷺ paralysée le jour d’Uḥud. Aisha et Umm Ishaq, les deux filles de Ṭalḥa, ont rapporté : « Notre père a reçu vingt-quatre blessures le jour de Uḥud, dont une qui laissa une cicatrice carrée sur son visage, ainsi qu’une lésion du nerf sciatique et une paralysie au doigt. Lorsqu’on l’a retrouvé, il était inconscient et son corps était recouvert de blessures. Il a reçu la plupart de ses blessures en protégeant le Messager de Dieu ﷺ[qui était tombé dans un piège creusé dans le sol, alors que les deux hommes se retiraient vers la montagne]. Il [le Prophète ﷺ] avait perdu connaissance et avait été blessé au visage, par un coup qui avait également cassé l’une de ses incisives. Alors, Ṭalḥa l’avait porté et marché à reculons, combattant chaque polythéiste qui les rattrapait. »

À la lecture de ces témoignages, on comprend mieux les paroles du Prophète ﷺ au sujet de Ṭalḥa : « Quiconque souhaite voir un martyr marchant sur Terre, qu’il regarde Ṭalḥa b. ‘Ubaydallah. » Malgré la blessure de guerre qui le rendit infirme de la main, Ṭalḥa a continué à œuvrer pour le bien des musulmans. En effet, outre ses compétences militaires et sa générosité, Ṭalḥa s’est également distingué dans l’histoire de l’islam en développant la sécurité alimentaire des Médinois. Il a contribué à la diversification alimentaire de la ville, en plantant des céréales dans la vallée de Qanâ, près du mont Uḥud, une grande première pour la région. Avant cela, les Médinois se nourrissaient presque uniquement de dattes, les palmiers-dattiers étant la principale ressource alimentaire cultivée dans la ville. Ṭalḥa avait également acheté un puits, près duquel il laissait toujours de la nourriture, permettant aux gens de s’y nourrir et de s’y abreuver gracieusement. Enfin, il était également connu pour sa grande générosité et ses nombreuses aumônes.

Talḥa a gardé ses principes et ses vertus en toutes circonstances. Son handicap ne l’a freiné à aucun moment sur la voie de l’effort et des bonnes actions, que ce soit dans le commerce, l’agriculture, le combat ou encore la charité. Il a gardé cette constance jusqu’à son dernier souffle, puisqu’il a finalement trouvé la mort durant la « bataille du chameau ».

‘ABDALLAH B. UMM MAKTÛM : LE SUPPLÉANT DU PROPHÈTE ﷺ

Lorsque le Prophète ﷺ s’absentait de Médine, notamment lors des expéditions, il désignait toujours un compagnon pour le suppléer dans la gestion des affaires. Si plusieurs compagnons ont assumé cette responsabilité, c’est à ‘Abdallah b. Umm Maktûm qu’elle a été le plus souvent attribuée, ce qui lui a valu d’être surnommé « le suppléant du Prophète ﷺ».

Qui était ‘Abdallah ? Pour quelles raisons le Mes-sager de Dieu ﷺ lui a-t-il confié ces missions ? La majorité des musulmans a déjà entendu son nom en raison des versets bien connus qui ont été révélés à son sujet. Le Coran évoque ce compagnon, qui était atteint de cécité, dans la sourate 80, « Il s’est renfrogné » en prenant sa défense à la suite d’une mésaventure avec le Prophète ﷺ. Alors que le Messager de Dieu ﷺ présentait l’islam aux chefs et notables mecquois récalcitrants lors d’une assemblée, Ibn Umm Maktûm, qui était déjà musulman, se présenta au Prophète ﷺet lui demanda de lui enseigner l’islam. Le moment était mal choisi aux yeux du Prophète ﷺ, vu les enjeux importants que comportait cette audience. De contrariété, son visage changea d’expression et il fronça les sourcils devant l’insistance de ‘Abdallah, sans que celui-ci ne puisse le remarquer, puisqu’il était aveugle. C’est alors que lui furent révélés les versets suivants :

« Il [Muhammad] a pris l’air sévère et s’est détourné, lorsque l’aveugle vint à lui. Que sais-tu de lui ? Peut-être cherche-t-il à se purifier, ou à écouter tes exhortations pour en tirer profit ? Comment donc ! À celui qui est plein de suffisance, tu portes un intérêt tout particulier, alors qu’il ne tient pas à toi qu’il ne se purifie ; tandis que celui qui vient vers toi, avec empressement mû par la crainte de Dieu, tu ne t’en soucies même pas ! N’agis plus ainsi ! Le Coran est un rappel qui s’adresse à tout homme qui veut en méditer le sens ! » (80 : 1-12)

Au premier abord, cette remontrance adressée par Dieu au Prophète ﷺ, et sa pérennisation dans des versets coraniques, peuvent paraître étonnantes. En effet, le Prophète ﷺ n’a pas commis de véritable péché mais plutôt une erreur de jugement, en accordant moins d’importance à la demande d’un musulman sincère venu à lui pour se purifier, qu’à une assemblée dont les participants, par suffisance et mépris, montrèrent de surcroît très peu d’intérêt pour ses propos. Le Prophète ﷺ avait seulement froncé les sourcils, en considérant certainement ce geste comme étant sans conséquence face à un homme aveugle, puisque celui-ci ne pouvait le voir, et ne subissait donc pas de préjudice. Or, cette sourate met en lumière la manière par laquelle l’islam a exigé, dès ses débuts, le respect et la considération pour les personnes atteintes de handicap. Ces personnes doivent être traitées avec le même respect et les mêmes droits que les personnes en bonne santé, même en ce qui concerne des réactions aussi subtiles qu’un froncement de sourcils.

Par ailleurs, cette révélation est un rappel percutant de la valeur de la personne atteinte de handicap et de son droit à la dignité puisque, d’une part, les versets viennent défendre un homme aveugle sans même que celui-ci n’ait eu connaissance de la réaction du Prophète ﷺ; d’autre part, le Coran présente cet homme comme une âme noble en recherche de savoir et de purification. L’image que donne ici Ibn Umm Maktûm est celle d’un homme sûr de lui, n’hésitant pas à faire valoir ses droits en matière d’apprentissage et d’éducation.

La persévérance et la soif d’apprendre de ‘Abdallah ont porté leurs fruits puisqu’il a occupé plusieurs fonctions religieuses. En effet, il a été, avec Mus’ab b. ‘Umayr, le premier musulman envoyé à Médine avant l’Hégire pour transmettre et enseigner l’islam30. Après l’Hégire, il a également été nommé en tant que muezzin du Prophète ﷺ avec Bilâl b. Rabâḥ. Le Prophète ﷺ l’a même désigné comme imam pour le remplacer en son absence. Tous ces éléments présupposent des compétences et des connaissances plutôt développées en matière de religion et impliquent donc qu’Ibn Umm Maktûm a consacré un temps conséquent à son apprentissage. En effet, s’il n’avait pas eu les compétences nécessaires, le Messager de Dieu ﷺ ne lui aurait pas attribué des fonctions aussi importantes.

Le Prophète ﷺ a montré l’exemple avec son attitude envers ce compagnon : il enseigne aux croyants que le rôle d’un individu dans la société ne peut être défini ni conditionné par son handicap, mais bien par ses compétences, ses qualités et sa volonté. Le message est clair : chaque être humain possède en lui le potentiel de contribuer positivement à la société, quelle que soit sa condition physique.

Fait moins connu, un autre passage du Coran a été révélé en lien avec notre compagnon. Il s’agit du verset 4:95, dans lequel est évoqué le combat dans la voie de Dieu. Ce verset condamne en effet les croyants qui restent chez eux au lieu d’aller lutter dans le sentier de Dieu. Ceci a causé beaucoup d’inquiétude pour Ibn Umm Maktûm qui, en raison de sa cécité, ne pouvait répondre à l’exhortation de ce verset, ni prétendre à la récompense que celui-ci promettait. Il a alors fait part de sa préoccupation au Prophète ﷺ en ces termes : « Ô Envoyé de Dieu ! Je jure par Dieu que si j’avais la capacité de combattre, je l’aurais fait ! » En réponse à l’inquiétude de ce compagnon33, la révélation a complété le verset en y ajoutant la précision : « sauf ceux qui y sont astreints par une incapacité quelconque ». Le verset final est alors devenu : « Ne sont pas égaux ceux des croyants qui restent chez eux et ceux qui luttent corps et biens dans le sentier de Dieu-sauf ceux qui y sont astreints par une incapacité quelconque. »

Les circonstances autour de la révélation de ce verset laissent penser que Dieu a prédestiné l’intervention de ce compagnon aveugle afin de rappeler la présence des personnes en situation de handicap dans la société. Ce verset est une sorte d’éducation, une invitation à toujours prendre en compte ces personnes et les limitations qu’elles peuvent rencontrer, dans toutes les circonstances de la vie. D’autre part, cette scène de la sîra montre également qu’Ibn Umm Maktûm n’a pas hésité à exprimer ses besoins, sa réalité, et son souci d’agir pour le bien commun. D’ailleurs, sa situation n’a pas empêché celui-ci de prendre part au combat dans la voie de Dieu. En effet, des récits historiques rapportent qu’il a participé à la bataille d’Al-Qâdisiyya en l’an 15 de l'Hégire sous le califat de ‘Umar b. al-Khaṭṭâb. Selon certains historiens musulmans, ‘Abdallah est décédé lors de cette bataille : ne pouvant combattre du fait de sa cécité, il a demandé à ses compagnons de l’encercler afin qu’il puisse porter et protéger le drapeau de l’islam.

Le portrait d’Ibn Umm Maktûm est ainsi celui d’une personne pleinement investie à la fois dans son cheminement spirituel et dans la vie collective. Malgré sa propre situation, il n’hésitait pas à aider les personnes dans le besoin. Ainsi, lorsque l’une de ses cousines a divorcé, le Prophète ﷺ a conseillé à cette dernière de se rendre chez Ibn Umm Maktûm pendant quelque temps, et il l’a donc accueillie chez lui36. Il était actif sur différents projets. Il souhaitait acquérir le savoir, participer au combat et ne pas être lésé du fait de son handicap. C’était un homme plein de bravoure et de courage, doté d’une force spirituelle impressionnante. Tout cela est le fruit de cette valorisation et responsabilisation dont il a été l’objet de la part du Prophète ﷺ, de la force d’Ibn Umm Maktûm et de la bienveillance de son entourage.

‘AMR B. AL-JAMÛḤ, LE « BOITEUX »

‘Amr b. Jamûḥ était l’un des dirigeants de la ville de Yathrib (devenue Médine après l’Hégire) et l’un des chefs des Banû Salama. Il figurait parmi les personnalités les plus nobles de la ville. Il aurait embrassé l’islam à un âge très avancé. Il était connu pour sa générosité durant toute sa vie, et l’islam l’a rendu encore plus charitable. C’est d’ailleurs ‘Amr qui se chargeait de préparer le banquet lorsque le Prophète ﷺ se mariait. Ses biographes rapportent par ailleurs qu’il était très boiteux.

Les quatre enfants de ‘Amr étaient musulmans et distingués par leur bravoure au combat. Lorsque leur père a émis le souhait de participer à la bataille de Badr, par inquiétude pour ‘Amr, ses fils ont demandé au Prophète ﷺ de ne pas lui permettre de participer. Le Messager de Dieu ﷺ a alors rappelé à ‘Amr qu’il était exempté du combat du fait de son handicap physique, mais ‘Amr a continué d’insister, en vain. Il est même allé jusqu’à réprimander ses enfants : « Vous m’avez ôté l’accès au Paradis le jour de Badr. » Ce passage est intéressant car il illustre l’une des définitions du handicap : « ce qui empêche quelqu’un ou quelque chose de développer, d’exprimer au mieux toutes ses possibilités ou d’agir en toute liberté. » La déficience physique de ‘Amr était certes une réalité indéniable, mais l’attitude surprotectrice de ses enfants représentait pour lui une forme de handicap supplémentaire. En effet, il s’est retrouvé privé de tout rôle dans la défense de la ville alors qu’il se savait en capacité d’agir. Cette capacité n’a pas été entravée par sa jambe handicapée, mais par l’ingérence de son entourage qui l’a jugé incapable de contribuer à l’effort collectif.

Le refus de ses enfants de le laisser participer à la bataille n’a pas dissuadé ‘Amr, loin de là. En effet, l’année suivante, en l’an 3H/625, il a de nouveau fait part au Prophète ﷺ de sa volonté de participer à la bataille d’Uḥud, en ayant cette fois-ci bien préparé ses arguments pour le convaincre. Il lui a dit : « Ô Messager de Dieu ! Je souhaite participer au combat mais mes enfants m’en empêchent. » Le Prophète ﷺ, voulant le raisonner, lui a rappelé le verset : « Aucun grief n’est à faire à l’aveugle, au boiteux, au malade. » (24 : 61) ‘Amr a continué d’insister en mettant en avant ses talents de cavalier, et en soulignant le fait que son handicap ne le gênait pas du tout lorsqu’il se déplaçait à cheval : « Ô Messager de Dieu ﷺ, je suis bon cavalier. Par Dieu ! Je souhaite entrer au Paradis en boitant fièrement. » Voyant sa détermination et ses nobles intentions, le Prophète ﷺ a fini par permettre à ‘Amr de prendre part au combat. Cette détermination est retranscrite par Hind, l’épouse de ‘Amr, qui l’a entendu, avant d’aller au front, demander à Dieu de ne pas le faire revenir chez lui [pour qu’il tombe en martyr]. On rapporte que ‘Amr s’est battu avec beaucoup de vigueur aux côtés de ses quatre fils et ce jusqu’à son dernier souffle : il est effectivement tombé en martyr lors de cette bataille.

Tout comme pour Ibn Umm Maktûm, plusieurs enseignements peuvent être tirés de l’histoire de ‘Amr, à commencer par le fait que son handicap n’a pas été synonyme de fatalité, d’inactivité ou de renoncement à toute ambition. Bien qu’il était exempté de combat par le Coran, ‘Amr souhaitait atteindre le degré de martyr. Pourquoi le Prophète ﷺ a-t-il laissé ce compagnon prendre part à la bataille malgré le danger particulier que celle-ci comportait pour lui ? Selon Shakeel Siddiq, la raison est que le Prophète ﷺ « ne peut pas devenir un obstacle entre Dieu et Ses serviteurs. » Ainsi, lorsque ‘Amr lui a fait part de son souhait d’entrer au Paradis en boitant, le Messager de Dieu ﷺ n’a pas pu refuser, car cela aurait signifié le brisement de l’élan spirituel d’un croyant qui cherchait sincèrement à plaire à Dieu.

De plus, ‘Amr était pleinement conscient du risque de mourir sur le front mais il connaissait la valeur du martyr. L’empêcher de suivre ses aspirations serait revenu à limiter sa liberté de décision, et surtout à le priver de la récompense Divine qu’il cherchait. Ainsi, le Prophète ﷺ et ‘Amr nous enseignent ici qu’une personne en situation de handicap, même frappée d’une infirmité physique, est tout à fait en droit d’avoir de hautes ambitions spirituelles, et de pouvoir juger elle-même de sa capacité à les réaliser. Il incombe alors à son entourage de l’aider à atteindre ses objectifs, ou du moins de ne pas s’y opposer, car la force spirituelle peut permettre de dépasser les limites liées au handicap physique. ‘Amr avait déjà l’habitude de mettre ses biens au service de l’islam et des bonnes œuvres, et il a continué dans cette voie jusqu’à donner sa vie pour la défense du Prophète ﷺ et des musulmans.

CONCLUSION

Avec ces quatre portraits, nous avons pu découvrir un aperçu des relations sociales des compagnons porteurs de handicaps avec leur entourage, et la manière dont ces relations ont façonné leurs vies. Toute personne ayant vécu avec la maladie connaît très bien le défi que représente l’équilibre à trouver entre vulnérabilité et autonomie, entre exigence de respect et besoin d’empathie. Notre société contemporaine a beaucoup à apprendre de l’exemple de la relation des compagnons en situation de handicap avec le Prophète ﷺ. Cette relation conjuguait la protection avec l’encouragement d’une part, mais aussi l’ajustement nécessaire de la personne (à son handicap) avec la création de conditions adaptées par son entourage, afin de lui donner la chance de s’épanouir et même de briller, sans que le handicap ne soit un obstacle infranchissable. Ces compagnons, ont été, et continuent d’être, des exemples de courage et de résilience pour tout un chacun. Leurs histoires doivent inciter les musulmans à agir et à chercher à faire le bien malgré les épreuves de la vie. En définitive, les enseignements que nous tirons de ces quatre portraits convergent tous vers un aspect fondamental de la sîradu Prophète ﷺ : le respect de la dignité et de l’humanité de chacun.